Wikipedia... je me rends compte que je n'ai jamais dressé le bilan que je faisais de l'expérience de 5 ans dans les entrailles de l'encyclopédie désormais bien connue, et avec laquelle j'ai rompu toute forme de collaboration en mars dernier.
Bien... commençons par le début.
J'ai découvert Wikipédia en mai 2003. Je recherchais des informations sur un site de Sun Microsystems, alors que je travaillais pour une SSII à Strasbourg. Et il y avait là un lien vers un site appelé Javapedia, un site qui affirmait vouloir prendre comme modèle Wikipédia. "Mais qu'est-ce donc que Wikipédia", me suis-je dis. J'ai suivi le lien qui se trouvait sur la page, et c'est ainsi que j'ai découvert l'encyclopédie libre. Le site ne payait pas de mine à l'époque. Début juin 2003, la Wikipedia anglophone contenait à peine 132 423 articles. Quant à la version francophone, elle en avait 11 296 (pour plus de 700 000 maintenant). Et certaines versions n'utilisaient même pas encore le désormais célèbre logiciel Mediawiki (appelé à l'époque "phase 3"), mais UseModWiki, comme les versions en swahili ou en basque, par exemple....
Malgré cela, pour moi, le coup de foudre fut instantané. Je n'ai pas honte de le dire, j'ai toujours cherché un moyen de changer quelque chose de manière décisive, de faire quelque chose qui fasse une vraie différence pour mes contemporains et pour ceux qui viendront après nous. Et là, sous mes yeux, se trouvait quelque chose de si révolutionnaire que son potentiel était flagrant même dans l'état embryonnaire où elle se trouvait : Un moyen de donner un accès universel au Savoir, librement, sans contrainte et gratuitement, et ce partout dans le monde. Mais aussi, une nouvelle manière d'envisager l'interdisciplinarité, de l'art à la médecine, de la spiritualité aux technologies industrielles. Mais aussi, une expérience d'ouverture et de libre collaboration, de partage et de travail en commun. Pour moi, ce fut une révélation immédiate.
Après peu de temps, je tentais une première modification(*), en n'osant y croire : tout le monde avait-il vraiment le droit de modifier le contenu ? Eh oui. C'était incroyable. Terrifiant. Fascinant...
Dans les cinq ans qui ont suivi, j'ai consacré un temps considérable à participer au projet, rédigeant, mais aussi participant aux discussions et aux prises de décision, sur Wikipédia comme les projets connexes. J'ai ainsi participé, entre autres, à la création du Comité d'arbitrage et au comité de pilotage pour la création de Wikimédia France. Je suis devenu administrateur sur la Wikipédia francophone, puis bureaucrate (un statut donnant le pouvoir purement formel de donner les droits administrateur, après vote de la communauté), administrateur sur les Wikibooks anglophone et francophone, sur le Wikinews francophone, etc. J'ai participé au choix du logo actuel. J'ai aussi été membre du Comité d'arbitrage (il s'agit d'un groupe chargé de régler les conflits entre wikipédiens, et qui a un pouvoir de décision contraignant, une sorte de justice, en somme) de la Wikipédia francophone pendant plus d'une année, ce qui a consommé une partie considérable de mes loisirs.
En juin 2003, Jimmy Wales, le fondateur du projet, a annoncé la création de Wikimedia Foundation, association à but non-lucratif destinée à gérer la croissance du projet et à le promouvoir. La fondation a pris forme à partir du mois de septembre, concrètement. Et c'est là que les ennuis ont commencé.
Alors qu'il aurait fallut créer une organisation très représentative de la communauté, à l'image du mode de fonctionnement des différents projet, Jimbo a créé un machin opaque, une association à laquelle on ne pouvait pas adhérer, mais uniquement constituée au début d'un conseil de 5 personnes, dont il s'est arrogé d'office la présidence et dont il désignait seul deux autres membres, les deux derniers étant élus par la communauté. Ce principe de fonctionnement, mis en place en janvier 2004, était prévu initialement pour permettre le lancement de la fondation et ne devait pas perdurer au-delà de la première année de son existence. Certains wikipédiens, dont moi, sont pourtant perplexes. En janvier 2005, tout naturellement et sans que personne ne soit consulté, le même principe est pourtant reconduit. Dès décembre 2004, on le sentait arriver, et le 16, j'ai écrit ça. Le 17, Florence Devouard me répondait ça.
Devant ce que je considérais comme la trahison des engagements ayant été pris un an auparavant, j'ai pris la décision d'en appeler à la communauté, et j'ai donc lancé un message ayant connu une certaine notoriété. Le ton était délibérément provocant, car je cherchais à sonner l'alerte, même si cela devait être au prix de ma réputation. Autant dire que je ne me suis pas fait que des amis. Il s'en est suivi une discussion par mail avec Jimbo, pas très fructueuse et dont on ne pouvait rien conclure de très rassurant. Il affirmait en gros qu'il pensait que nous avions pour mission de construire une Wikipedia capable de durer, ce que je ne pouvais qu'approuver, et que seul lui en était capable, ce que je n'approuvais pas du tout.
Ce message n'a rien changé dans l'immédiat, mais je pense qu'il a eu certaines conséquences à plus long terme. Finalement, l'organisation de la Wikimedia Foundation a sensiblement évolué depuis, et j'ai la faiblesse de croire y être pour quelque chose. La structure de la Fondation est maintenant beaucoup plus représentative, avec des membres élus et d'autres désignés par les associations locales.
Dans l'intervalle d'un an entre la première désignation du Conseil d'administration de la fondation et la deuxième, un autre sujet de préoccupation a surgit. Dans différents pays, des gens pensaient que la création d'associations locales permettraient de soutenir plus efficacement le projet. Les premiers pays à se doter de telles associations furent l'Allemagne et la France, avec 6 mois d'écart, environ.
Mais là où les Allemands décidèrent immédiatement de créer un association totalement indépendante, les Français décidèrent de statuts biscornus, où la fondation américaine détenait une minorité de blocage et qui se réservait le droit de modifier le contenu de Wikipédia en cas de décision de justice, ce pour quoi elle n'avait pas la légitimité (au nom de quoi une association de Français s'arroge-t-elle le droit de modifier un contenu qui appartient tout autant à un Belge ou à un Québecois, ou même à un Péruvien, francophone ou non, en fait ?), mais qui était de plus juridiquement très dangereux, puisque cela signifiait d'après la loi LCEN que l'association se reconnaissait éditeur du contenu de Wikipédia. Devant l'entêtement des participants de l'assemblée générale, je claquais la porte, ce même jour, et je ne fais donc pas partie des membres fondateurs. Pour la petite histoire, ces deux points ont été supprimé des statuts à la demande expresse de la coordinatrice de la fondation pour les associations locales, Delphine Ménard (qui n'est pas un poisson ;-), en 2007. Aucune autre association locale n'a suivi ce modèle saugrenu...
Parlons donc de Wikimédia France. Attention les yeux...
J'avoue avoir du mal à savoir par où commencer si je veux parler des problèmes de Wikimédia France. L'indécision et le manque d'ambition chronique ? La mollesse des équipes dirigeantes successives ? L'amateurisme souvent frustrant ?
Après le clash de l'assemblée générale de 2004, je décidais de me désintéresser de l'association française, et de me concentrer sur la rédaction d'articles. Finalement, l'association a mis presque un an à se constituer après cette épisode, ce qui montre bien l'efficacité de l'équipe dirigeante de l'époque. Une fois l'association constituée, après 6 mois, elle piétinait littéralement, et quelques personnes se mirent à la recherche de bonnes âmes afin de faire avancer les choses malgré tout. Delphine Ménard fit appel à moi, et malgré quelques réticences, je finis paraccepter de m'investir dans le fonctionnement de Wikimédia France en octobre 2005. C'est un épisode connu d'un petit cercle de personne comme l'épisode dit "du putsch", où les rares personnes motivés ont pris en main le destin d'une association à la dérive et dont le conseil d'administration était devenu largement virtuel.
Pour Wikimédia France, j'ai entre autres organisé l'adhésion de l'association au Forum des Droits de l'Internet, la participation au Village du Libre de la Fête de l'Humanité (la première fois en 2006, après prise de contact en 2005, et c'est devenu une habitude, depuis), j'ai participé à Paris Capitale du Libre en 2006 et bien d'autres choses. Malgré cela, après mon coup de gueule de 2005, malgré le fait que beaucoup ont reconnu par la suite qu'il était justifié, et malgré le fait que j'ai participé au sauvetage de l'association à un moment où elle courait tout simplement au désastre, je n'ai jamais été élu au conseil d'administration de Wikimedia France. Comme je l'ai dit plus haut, je savais quel risque je faisais courir à ma réputation quand j'ai décidé ce coup de gueule (et les autres), mais j'avoue en conserver une certaine amertume, et surtout un regret, car je pense que les équipes qui se sont succédées à la tête de Wikimédia France ne sont pas à la hauteur (je dois reconnaitre que je ne suis plus trop l'actualité wikipédienne depuis mars dernier, mais je serais surpris que ça ait fondamentalement changé, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Bon d'accord, j'ai jeté un oeil sur le site, puisque j'y ai encore accès, et ça n'a effectivement pas l'air de bouger beaucoup. Sans surprise).
En juin 2006, des obligations professionnelles m'ont contraint à m'éloigner de l'univers wikipédien, et là, nous nous approchons de la fin de mon article. J'ai finalement quitté la société pour laquelle je travaillais, ce qui m'a à nouveau laissé plus de temps. Et là, en mars 2007, j'ai découvert ce que beaucoup ont découvert depuis : un phénomène de noyautage des instances de prise de décision de Wikipédia, différents individus prenant des positions à responsabilité (administrateurs, arbitres), mais pour mieux pousser des intérêts partisans. Des nouveaux qu'on pousse dehors sans ménagement, des anciens écœurés qui s'en vont. Ces phénomènes constituent en outre un véritable tabou sur Wikipédia (la phrase "la cabale n'existe pas" est simplement répétée sur un mode incantatoire), alors que les médias s'en font déjà l'écho (ici, par exemple). Et c'est là qu'apparait, pour moi, en tout cas, la faiblesse de la structure mise en place, à tous les niveaux, face à l'entrisme. Un conflit violent s'ensuit quand je tente de confondre quelques-uns des intrus, mais, avec le recul, je dois bien reconnaitre que c'était présomptueux de ma part devant l'ampleur du phénomène. Un conflit s'ensuivit, qui se termine à la surprise générale à mon détriment (il suffit de consulter les débats, puis la conclusion, pour comprendre qu'on n'a clairement pas la totalité des discussions sous les yeux, et que des décisions ont été prises ailleurs).
Dégouté, je décide de cesser de contribuer, et de prendre une longue pause.
Je reprends contact avec le Wiki-monde à l'occasion de la Fête de l'Humanité 2007, sur le stand de l'association. Je vois aussi le stand de In Libro Veritas, éditeur de contenu libre sous forme papier, avec qui nous avions pris contact l'année précédente. Cette maison d'édition aimerait collaborer avec nous pour faire des éditions papier, sur un thème ciblé, à partir d'article de Wikipédia. Mais personne n'a repris contact avec eux depuis un an, malgré ses nombreuses tentatives de relance ! Agacé, je décide de relancer le projet. J'y vois aussi l'occasion de reprendre contact avec le Wiki-monde.
Le projet est un véritable chemin de croix. Je suis en contact avec Pierre Beaudoin, président de l'association, pour la rédaction du contrat, mais visiblement, il n'est pas franchement enthousiaste. Tout est à faire : Wikimedia France n'a même pas de contrat de licence à jour pour les marques déposées de la fondation. Après des dizaines de coup de fil et de mails, des réunions (celle qui a eu lieu en marge du colloque d'octobre semblait pourtant prometteuse), l'objectif de Noël 2007 est finalement raté, et je décide de jeter l'éponge. Tout était pourtant prêt, le contrat était rédigé, les termes approuvés de manière informelle, il ne restait plus qu'à décider d'y aller. L'échec est-il dû à l'indifférence ? L'indécision ? Autre chose ? Pierre a bien dit vaguement une ou deux fois qu'il s'agissait d'un petit projet, qu'on ne pouvait pas attendre beaucoup de bénéfices... aux dernières nouvelles, il n'y a toujours pas de Wiki-bouquin à la FNAC et aucun projet "d'envergure" n'est venu remplacer celui-ci...
Après, ça vaut à peine le coup d'être raconté. Rien jusqu'à mars 2008 et l'assemblée générale, où comme d'habitude, je ne suis pas élu au conseil d'administration. Je ne peux alors que constater mon impuissance, et le fait qu'il n'y a plus rien que je puisse faire avec mes petits poings pour changer les choses.
Wikipédia est une idée formidable, littéralement, comme peut être formidable le décollage d'un avion. C'est les larmes aux yeux que je la vois se scléroser, sa créativité s'étioler, les anciens contributeurs partir, les nouveaux refuser de rester à cause de quelque clique. La plupart des gens aux commandes semblent maintenant plus intéressés par les avantages que peuvent leur procurer cette position devenue prestigieuse que par l'épanouissement du projet et par ses objectifs, à commencer par la mise à disposition universelle du Savoir, librement accessible. Postes de consultant, médailles, conférences payantes, promotion d'objectifs personnels, stratégie de communication, voila les nouveaux objectifs. Ça devient essentiellement du business. Et comme rien n'a été fait pour prévenir ces dérives quand le projet était jeune, on peut dire sans trop s'avancer que ça sera bientôt trop tard, si ce n'est déjà le cas.
Tout va plus vite dans le monde des technologies de l'information. Wikipédia va-t-elle réussir à vivre toute une existence en une décennie ?
L'encyclopédie a existé bien avant Wikipédia. Si cette dernière perd les qualités qui ont fait son succès, ouverture, universalité, gratuité, liberté, il importe finalement assez peu qu'elle disparaisse ou qu'elle s'englue simplement dans sa propre sclérose et continue à vivoter. Ce qu'elle a représenté sera mort.
(*) : en fait, ce n'est sans doute pas ma première modification. Celle-ci doit avoir quelques jours de plus, avant que je ne créé un compte, mais je ne me rappelle plus quoi il s'agit... :-(
Cet article a été publié sur Agoravox et repris par Yahoo Actualités.
7 comments:
Je suis assez d'accord avec toi que certaines personnes liées à la Fondation ont bien senti que celle-ci pouvait leur apporter la promotion sociale ou le job qui leur faisait défaut.
Toutefois, je pense que tu mélanges des choses qui n'ont rien à voir:
* Si des conférences sont payantes, c'est parce que pour organiser une conférence gratuite, il faut trouver des sponsors qui acceptent de tout payer. Ce n'est pas forcément facile, surtout si on refuse la publicité.
* À ma connaissance, Florence n'a pas sollicité l'Ordre national du mérite.
*Je fais allusion à des faits bien précis. Des gens *se* sont fait payer pour faire des conférences sur Wikipédia. Mais le but n'est pas de balancer. Les cas où des sponsors paient la fondation ou une association ne sont pas en cause, pas plus que les défraiements versés au conférencier. Les quelques fois où j'ai fait des conférences sur Wikipédia, je me suis fait défrayer aussi. Je ne vois pas pourquoi le conférencier devrait se déplacer et/ou se loger à ses frais. Il ne s'agit pas de ça.
*Peut-être. Je ne vais pas argumenter sur ce point. J'observe simplement que globalement, certaines personnes récoltent des royalties après leur investissement. Dans certains cas, ça tombe spontanément de l'arbre, dans d'autres, on n'hésite pas à secouer le tronc. Faire le tri entre les deux ne m'intéresse pas vraiment...
Ah, pardon, nous nous sommes mal compris. Pour les "conférences payantes", je pensais que tu faisais allusion au fait que Wikimania (au moins celle en Allemagne) avait des frais d'inscription.
Il est pour moi clair que Jimmy Wales a utilisé la notoriété de Wikipédia pour assurer sa promotion personnelle, y compris financière.
On est bien d'accord.
ecox dit : 9 octobre 2008 à 21:25
certes les subprimes c’est beau (j’en pleure)
mais le pognon n’est pas perdu (et je le sais) où est-il ?
il est caché pour que les gros malins se ramassent des
aides, des fonds, .. publics.
surtout pas faire çà !
on peut à la limite leur accorder des prêts à plus ou moins
long terme (payants) : çà ç’est la bonne méthode.
Si vous connaissez Sarkozy dites-le lui il n’ a pas l’air au courant
@ecox : peut-être, mais quel rapport ?
Juste un petit message pour dire que des commentaires concernant ce message se trouvent mêlés à ceux de l'article "La France est-elle encore un pays libre ?", article du 2 décembre 2008, suite à un message d'Alithia (que les connaisseurs reconnaitront) mal placé.
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